Que d’incertitudes sur Ésope (VIIe - VIe siècles avant J.-C.) et sur sa vie, il y a même une question sur sa réelle existence !

Esope offrant des fruits à ses maîtres

Mais qu’importe, il est considéré par tous comme le père de la Fable !

Ses histoires ou contes constituent une somme de la sagesse populaire des Grecs. Elles ont inspiré ensuite Phèdre à Rome, les conteurs arabes, Planude un moine byzantin, et même Jean de la Fontaine.

Si bien qu’aujourd’hui, il est convenu désormais de parler plutôt de textes ésopiques que de fables d’Ésope...

Vous pouvez aussi consulter les articles Quelques Fables d’Ésope... Tome I ou Quelques Fables d’Ésope... Tome II pour découvrir d’autres lectures, ou consulter Ésope vu par Jean de La Fontaine pour mieux appréhender ce personnage.

Du Fleuve et de sa Source

Un Fleuve s’élevait contre sa Source. – Considère, lui disait-il, ce lit large et profond, vois de combien de ruisseaux, de combien de rivières, mes eaux sont grossies. Grâce au ciel, me voilà Fleuve. Mais toi, chétive Source, qu’es-tu ? un maigre filet d’eau qu’un rayon de soleil tarirait, si la roche dont tu sors ne t’en mettait à l’abri. – Insolent, repartit la source, il te sied bien vraiment de me mépriser, toi qui, sans moi, serais encore dans le néant.

De la Femme qui tond sa Brebis

Une Femme tondait sa Brebis, ou pour mieux dire l’écorchait, tant elle s’y prenait mal. Cependant la Brebis lui criait : – Et de grâce, si vous voulez avoir ma peau, mandez le boucher ; mais si vous n’en voulez qu’à ma laine, faites venir le tondeur.

Du Bouvier et de la Chèvre

Un Bouvier frappa une Chèvre à la tête, et si rudement, qu’il lui rompit une de ses cornes. Il ne l’eut pas plutôt fait, qu’il s’en repentit, et pria la Chèvre de n’en point parler au Maître du troupeau. – Hé, pauvre sot, répliqua l’autre, quand je serais assez bonne pour ne lui rien dire, n’a-t-il pas des yeux pour voir qu’il me manque une corne ?

Du Pilote

Le vent était favorable et la mer tranquille, et cependant un Pilote y visitait son vaisseau, plaçait son ancre, préparait ses cordages, allait deçà, delà autour de ses voiles, et prenait garde à tout. Un de ses passagers s’en étonna. – Patron, lui dit-il, à quoi bon vous empresser si fort ? À voir cette agitation, qui ne croirait que nous serions à la veille de péril ? et cependant la mer et le vent, tout nous rit. Que craignez-vous ? – Rien pour le présent, répondit le sage pilote ; mais pour l’avenir, je crains toujours. Lorsque nous y penserons le moins, une tempête peut s’élever. Où en serions-nous, je vous prie, si elle venait nous surprendre au dépourvu ?

Du Corroyeur et du Financier

Un Corroyeur vint se loger proche d’un Financier. Celui-ci, qui ne pouvait supporter la mauvaise odeur des peaux de son Voisin, lui intenta procès et voulut l’obliger à s’éloigner de son voisinage. L’autre se défendit, appela de vingt sentences, chicana ; en un mot il fit si bien que l’affaire traîna en longueur. Cependant le Financier s’accoutuma à l’odeur, et si bien, qu’après avoir regretté l’argent qu’il avait consumé mal à propos à plaider, il souffrit son Voisin, et ne s’en plaignit plus.

D’un jeune Homme et de sa Maîtresse

Un jeune Cavalier accourut au logis d’une Femme qu’il aimait éperdument. Sitôt qu’il y fut entré, il quitta son manteau, puis il se mit à parler de son amour, et passa ainsi la journée avec sa Belle. Le soir, comme il se retirait, l’autre lui fit entendre qu’elle avait besoin de quelque argent pour faire certaines emplettes : le Galant lui ouvrit sa bourse et aussitôt on la lui prit toute entière. Un moment après, la Dame eut si grande envie de la bague qu’il portait au doigt, qu’elle la lui demanda et l’eut. Alors le Cavalier, qui n’avait plus rien à donner, remit son manteau sur ses épaules, prit congé d’elle et sortit. Cependant, la Belle fondait en larmes et se désespérait. À ses cris, une de ses voisines, qui avait remarqué le départ du jeune Homme, accourut, et crut la consoler, en lui disant que son Amant ne tarderait guère à revenir. – Hé, ma chère ! s’écria l’autre toute désolée, ce n’est pas la personne que je regrette, c’est ce manteau que je lui vois remporter.

Du Chien du Maréchal

Le Chien d’un Maréchal avait coutume de s’endormir au pied de l’enclume de son Maître. Celui-ci avait beau y battre et rebattre son fer à grands coups de marteau, jamais le Chien ne s’en éveillait. Tout au contraire, le Maréchal avait-il quitté son ouvrage, et commencé à prendre son repas, le Chien, au seul bruit qu’on faisait en mangeant, était d’abord sur pied, et courait vite à la table.

Du Berger et de la Brebis

Un Berger, sa houlette à la main, en frappait rudement une de ses Brebis. – Je vous donne de la laine et du lait, s’écriait celle-ci. Quand je ne vous fais que du bien, ingrat, avez-vous bien le cœur de ne me faire que du mal ? – Ingrate vous-même, repartit le Berger d’un ton hautain, vous qui ne me tenez point compte de la vie que ma bonté vous laisse, quand il ne tient qu’à moi de vous l’ôter chaque instant.

D’une jeune Veuve

Une jeune Femme vit mourir son Époux, et en parut inconsolable. Comme elle se désolait, son Père, Homme de sens, l’aborda, et feignit qu’un de ses voisins la demandait en mariage. Il le lui représenta jeune, bien fait, spirituel ; en un mot, si propre à lui faire oublier celui qu’elle venait de perdre qu’elle ouvrit l’oreille, écouta, et pleura moins. Bientôt elle ne pleura plus. Enfin, comme elle vit que son Père, content de la voir moins affligée, se retirait en gardant le silence sur l’article qui l’avait consolée : – Et ce jeune Homme si accompli que vous me destiniez pour Époux, dit-elle avec dépit, vous ne m’en parlez plus, mon Père ?

De l’Aigle et de la Pie

Les Oiseaux n’eurent pas plutôt chargé l’Aigle du soin de les gouverner, que celle-ci leur fit entendre qu’elle avait besoin de quelqu’un d’entr’eux sur qui elle pût se décharger d’une partie du fardeau qu’elle avait à porter. Sur quoi la Pie sortit des rangs de l’assemblée, et vint lui faire offre de ses services. Elle représenta, qu’outre qu’elle avait le corps léger et dispos pour exécuter promptement les ordres dont on la chargerait, elle avait, avec une mémoire très-heureuse, un esprit subtil et pénétrant ; d’ailleurs, qu’elle était adroite, vigilante, laborieuse, et cela sans compter mille autres bonnes qualités ; elle allait en faire le détail, lorsque l’Aigle l’interrompit. – Avec tant de perfections, lui dit-elle, vous seriez assez mon fait, mais le mal est que vous me semblez un peu trop babillarde. – Cela dit, comme elle craignait que la Pie n’allât divulguer, lorsqu’elle serait à la cour, tout ce qui s’y passerait de secret, elle la remercia, et sur le champ la renvoya.

Du Mourant et de sa Femme

Un Malade tirait à sa fin ; cependant sa Femme s’en désespérait. – Ô mort ! s’écriait-elle toute en larmes, viens finir ma douleur ; hâte-toi, viens terminer mes jours. Trop heureuse si, contente de m’ôter la vie, tu voulais épargner celle de mon Époux. Ô mort, redisait-elle, que tu tardes à venir : parais, je t’attends, je te souhaite, je te veux. – Me voilà, dit la mort en se montrant : que souhaites-tu de moi ? – Hélas ! répondit la Femme, tout effrayée de la voir si proche d’elle, que sans prolonger les douleurs de ce Malade, tu daignes au plus tôt mettre fin à sa langueur.

Du Voleur et du pauvre Homme

Un Voleur entrait pendant la nuit dans la chambre d’un pauvre Homme ; au bruit qu’il fit en ouvrant la porte, l’autre, qui dormait, s’éveilla, et jeta d’épouvante un tel cri, que toute la maison en retentit. Le Voleur, qui ne s’y attendait pas, en fut lui même si effrayé, que sans penser au manteau qu’il cherchait, il jeta celui qui était sur ses épaules pour fuir plus vite, et sortit du logis. Ainsi la perte tomba sur celui qui croyait gagner, et le gain sur celui qui comptait perdre.

De l’Homme qui ne tient compte du trésor

Un Homme fort opulent trouva dans son chemin un trésor. Comme tout lui riait alors, et qu’il ne pouvait s’imaginer qu’il dût jamais avoir besoin de ce qu’il voyait sous sa main, il ne daigna pas se baisser pour le prendre, et passa. Quelque temps après, un vaisseau qu’il avait chargé de ses meilleurs effets, périt avec tout ce qu’il portait, tandis qu’un Marchand faisait banqueroute et lui emportait une somme considérable. Ensuite le feu prit à son logis, et le consuma entièrement, avec tous ses meubles ; puis il perdit un procès qui acheva de le ruiner. Alors il se ressouvint de ce qu’il avait rejeté, et courut à l’endroit où il l’avait laissé ; mais il n’en était plus temps. Comme il n’était qu’à vingt pas du gîte, un passant moins dégoûté, qui avait découvert le trésor, l’emportait et courait de toute sa force.

Du Lièvre et de la Perdrix

Un Lièvre se trouva pris dans les lacets d’un Chasseur ; pendant qu’il s’y débattait, mais en vain, pour s’en débarrasser, une Perdrix l’aperçut. – L’ami, lui cria-t-elle d’un ton moqueur, eh que sont donc devenus ces pieds dont tu me vantais tant la vitesse ? L’occasion de s’en servir est si belle ! garde-toi bien de la manquer. Allons, évertue-toi ; tâche de m’affranchir cette plaine en quatre sauts. – C’est ainsi qu’elle le raillait ; mais on eut bientôt sujet de lui rendre la pareille ; car pendant qu’elle ne songe qu’à rire du malheur du Lièvre, un Épervier la découvre, fond sur elle et l’enlève.

Du Vieillard qui se marie à contretemps

Un Homme ne songea point à se marier tant qu’il fut dans l’âge d’y penser. Pendant qu’il pouvait plaire, personne ne lui plut ; mais lorsque, devenu vieux, il se vit, par le nombre de ses ans, à charge à toutes les femmes, il voulut en prendre une. Enfin, comme il était presque décrépit, il fit choix d’une jeune beauté. Le Barbon fit si bien valoir ses grands biens, et fit à la belle des avantages si considérables, qu’il la fit consentir à lui donner la main, et l’épousa, mais il ne tarda guère à s’en repentir. À peine eut-il prononcé le oui qu’il reconnut la faute qu’il venait de faire. – Hélas, s’écriait-il tout glacé, devais-je m’embarrasser d’une chose qui m’est à présent si inutile, moi qui n’ai jamais voulu m’en charger dans un temps où elle me convenait ?

Du Lion amoureux

Un Lion devint amoureux de la Fille d’un Chasseur, et ce fut si éperdument, qu’il courut chez le Père, et la lui demanda en mariage. Celui-ci, qui ne pouvait s’accommoder d’un gendre si terrible, la lui eût refusée net, s’il eût osé ; mais comme il le craignait, il eut recours à la ruse. – Comptez sur ma Fille, dit-il au Lion, je vous l’accorde ; mais avant que d’en approcher, songez que vous ne sauriez lui marquer votre tendresse, qu’elle ne soit en danger d’être blessée, ou par vos dents, ou par vos ongles. Ainsi, Seigneur Lion, trouvez bon, s’il vous plaît, qu’après vous avoir limé les unes, on vous rogne encore les autres. Vos caresses en seront moins dangereuses, et par conséquent plus agréables. – Le Lion, que l’amour aveuglait, consentit à tout, et sans penser qu’il allait se mettre à la merci de son ennemi, se laissa désarmer. Dès qu’il le fut, les Chiens, le Chasseur et la Fille même se jetèrent sur lui, et le mirent en pièces.

Du Savant et d’un Sot

Un Philosophe méditait dans son cabinet. Un Sot l’y trouva seul, et en fut tout surpris. – La raison, lui dit-il, qui peut vous porter à tant aimer la retraite, je ne la concevrais pas, je vous jure, en mille ans. – Tu la concevrais en moins d’un instant, repartit l’autre en lui tournant le dos, si tu savais que ta présence et celle de tous tes pareils me fait souffrir.

Des Passagers et du Pilote

Un vaisseau poussé par la tempête vint échouer sur la côte, et là s’entrouvrit. Comme il était sur le point d’être submergé par les vagues, les Passagers qui s’y étaient embarqués, jetaient de grands cris et se désespéraient. Ils auraient pu songer à chercher les moyens de se sauver, mais la peur les troublait à tel point, qu’ils ne pensaient, les mains levées vers le ciel, qu’à implorer le secours des dieux. Cependant le Pilote leur criait, en quittant ses habits : – Amis, s’il est bon de montrer ses bras à Jupiter, il ne l’est pas moins, dans le péril où nous sommes, de les tendre à la mer. – Cela dit, il s’y jette, et si bien, qu’à force de nager, il gagne la côte ; il ne s’y fut pas plutôt sauvé, qu’il vit la mer engloutir, avec le vaisseau, ceux qui n’avaient eu d’autre ressource que celle de leurs voeux.

De la mauvaise Voisine

Une Femme acariâtre cherchait à tout moment querelle à ses Voisins, et toujours mal à propos. Ceux-ci s’en plaignaient à son Mari. – Oh ! la méchante Femme, lui disaient-ils, elle ne fait que gronder, crier, tempêter, et cela tant que le jour dure. Eh, le moyen qu’on puisse vivre avec cette Mégère ? – Eh le moyen, répliqua le Mari, que j’y puisse vivre, moi qui me vois obligé de passer avec elle, non seulement les jours, mais encore les nuits ?

Du Pêcheur et des Poissons

Un Pêcheur n’eut pas plutôt jeté ses filets dans la mer, que les Poissons, gros et petits, y entrèrent en foule. Dès qu’ils s’y virent pris, ils cherchèrent à s’en retirer, mais tous n’eurent pas le bonheur d’échapper. Les petits passèrent fort aisément au travers des mailles, dont les ouvertures se trouvaient encore trop larges pour eux ; mais les gros n’en purent faire autant. Comme ils ne trouvaient partout que des issues trop étroites, ils restèrent au fond des rets, à la merci du Pêcheur, qui les y prit tous.

Du Loup et de la Brebis

Un Loup que les Chiens avaient longtemps poursuivi, se trouva si recru de lassitude, qu’il fut obligé de s’arrêter à quelque distance d’un ruisseau où une Brebis se désaltérait. Comme il mourait de soif et de faim, et que les forces lui manquaient à tel point qu’il ne pouvait passer outre pour chercher ce qui lui était nécessaire, il appela la Brebis, et la pria de lui apporter à boire. Son dessein était de la croquer dès qu’il aurait bu, et par ce moyen de mettre remède à tout. Mais celle-ci, qui s’en doutait, se garda bien de sortir de l’endroit où elle était. – Ami, lui cria-t-elle, je te secourrais, tout Loup que tu es, très volontiers ; mais comme tu me parais avoir autant besoin de chair que d’eau, je pense que je ferais beaucoup mieux de m’éloigner de toi que de m’en approcher. – Cela dit, elle se retira à grande hâte, et laissa le Loup crier tout autant qu’il lui plut.

De deux Chiens qui crèvent à force de boire

Deux Chiens passaient le long d’un fleuve ; comme ils le regardaient, ils y aperçurent une pièce de chair qui flottait assez loin d’eux. Alors l’un dit à l’autre : – Camarade, il nous faut bien garder de manquer cette proie, et pour l’atteindre, j’imagine un expédient qui me semble sûr. Toute cette eau qui coule entre ce que tu vois et la rive où nous sommes, nous pouvons la boire. Or, sitôt que nous l’aurons bue, tu conçois bien qu’il faut que l’endroit où ce friand morceau flotte, reste à sec, et ainsi il nous sera fort aisé d’arriver jusqu’à lui. Compte, mon cher, qu’il ne peut nous échapper. – Et cela dit, ils en burent tous deux de telle sorte, qu’à force de se gonfler d’eau, ils perdirent bientôt haleine, et crevèrent sur la place.

Du Lion et de la Mouche

Une Mouche défia un Lion au combat, et le vainquit : elle le piqua à l’échine, puis aux flancs, puis en cent endroits ; entra dans ses oreilles, ensuite au fond de ses naseaux ; en un mot, le harcela tant, que de rage de ne pouvoir se mettre à couvert des insultes d’un insecte, il se déchira lui-même. Voilà donc la Mouche qui triomphe, bourdonne, et s’élève en l’air. Mais comme elle vole de côté et d’autre pour annoncer sa victoire, l’étourdie va se jeter dans une toile d’Araignée et y reste. – Hélas ! disait-elle, en voyant accourir son ennemie, faut-il que je périsse sous les pattes d’une Araignée, moi qui viens de me tirer des griffes d’un Lion ?

De la Taupe et de sa Fille

Un Laboureur poursuivait une Taupe, dans le dessein de la tuer : celle-ci qui, faute d’yeux, avait peine à se conduire, fuyait vers son trou du mieux qu’elle pouvait. – Ma mère, lui cria sa Fille, il est impossible que vous vous sauviez, si quelqu’un ne vous conduit. Suivez-moi donc, et je vous mènerai droit où vous voulez aller. – Eh, ma Fille, répliqua l’autre, comment pourrai-je te prendre pour guide, quand je sais que tu ne vois pas toi-même plus clair que moi !

Du Rossignol et de l’Hirondelle

L’Hirondelle volant loin des champs trouva dans une forêt déserte le Rossignol au chant clair. Philomèle pleurait Itys prématurément arraché à la vie. Et l’Hirondelle lui dit : – Salut, très chère. C’est la première fois que je te vois depuis la Thrace, mais viens dans la campagne et dans la demeure des Hommes ; tu vivras sous notre toit et tendrement aimée. Tu chanteras pour les laboureurs, non pour les bêtes. – Le Rossignol à la voix sonore lui répondit : – Laisse-moi habiter dans les rochers déserts, car les maisons et la fréquentation des Hommes rallumeraient en moi le souvenir de mes anciennes misères. – Cette fable signifie qu’il vaut mieux vivre sans souffrances dans la solitude que d’habiter avec le malheur dans les cités.

Du Singe et du Chat

Le Singe et le Chat méditaient au coin du feu comment ils s’y prendraient pour en tirer des marrons qui y rôtissaient. – Frère, dit le premier à l’autre, ces marrons que tu vois, il nous les faut avoir à tel prix que ce puisse être ; et pour cela, comme je te crois la patte plus adroite que la mienne, tu n’as qu’à t’en servir, écarter tant soit peu cette cendre, et nous les amener ici. – L’autre approuve l’expédient, range d’abord les charbons, puis la cendre, porte et reporte la patte au milieu du feu, en tire un, deux, trois ; et pendant qu’il se grille, le Singe les croque. Un Valet vient sur ces entrefaites troubler la fête, et les galants prennent aussitôt la fuite. Ainsi le Chat eut toute la peine, et l’autre tout le profit.

Du Hérisson et du Serpent

Un Hérisson que des Chasseurs poursuivaient, se coula sous une roche, où le Serpent se retirait, et pria celui-ci de souffrir qu’il s’y cachât : ce qu’on lui accorda très-volontiers. Les Chasseurs retirés, le Serpent qui se trouvait fort incommodé des piquants du Hérisson, lui remontra qu’il pouvait se retirer, sans péril, où bon lui semblerait : ensuite il le pria de sortir de son trou. – Moi, sortir, repartit l’autre ? Les dieux m’en gardent ! Apprenez, insolent, que j’ai ici autant et plus de droit que vous. – Comme celui-ci était le plus fort, il ne lui fut pas difficile de prouver net ce qu’il avançait.

De l’Âne et du Cheval

Un Homme avait un Cheval et un Âne, et comme ils voyageaient ensemble, l’Âne, qui était beaucoup chargé, pria le Cheval de le soulager, et de prendre une partie de son fardeau, s’il voulait lui sauver la vie ; mais le Cheval lui refusant ce service, l’Âne tomba, et mourut sous sa charge : ce que voyant le Maître, il écorcha l’Âne, et mit sur le Cheval toute sa charge avec sa peau ; alors le Cheval s’écria : – Ô que je suis malheureux ! je n’ai pas voulu prendre une partie de sa charge, et maintenant il faut que je la porte toute entière, et même sa peau.

Du Cerf

Le Cerf étant vivement pressé par les Chasseurs, se sauva dans l’étable des Bœufs ; mais l’un d’eux lui dit : – Que fais-tu, malheureux ? c’est t’exposer à une mort certaine, que de te mettre ici à la merci des Hommes. – Pardonnez-moi, dit le Cerf, si vous ne dites mot, je pourrai peut-être me sauver – ; cependant, la nuit vint, et le Bouvier apporta des herbes pour repaître les Bœufs, et ne vit point le Cerf. Les Valets de la maison, et le Métayer même entrèrent et sortirent de l’étable sans l’apercevoir. Alors le Cerf se croyant hors de danger, se mit à complimenter les Bœufs, et à les remercier de ce qu’ils l’avaient voulu cacher parmi eux : ils lui répondirent qu’ils désiraient bien tous qu’il se pût sauver, mais qu’il prît garde de tomber entre les mains du Maître ; car sa vie serait en grand danger. En même temps le Maître, qui avait soupé chez un de ses amis, revint au logis : comme il avait remarqué, depuis peu de jours, que ses Bœufs devenaient maigres, il voulut voir comme on les traitait. Entrant donc dans l’étable, et s’approchant de la crèche : – D’où vient, dit-il à ses gens, que ces pauvres Bœufs ont si peu à manger, et que leur litière est si mal faite, avec si peu de paille ? – Enfin, comme il regardait exactement de tous côtés, il aperçut le Cerf avec ses grandes cornes, et appelant toute sa famille, ordonna qu’on le tuât.

Du Cuisinier et du Chien

Un Chien étant entré dans la cuisine, et épiant le temps que le Cuisinier l’observait le moins, emporta un cœur de Bœuf, et se sauva. Le Cuisinier le voyant fuir après le tour qu’il lui avait joué, lui dit ces paroles : – Tu me trompes aujourd’hui impunément ; mais sois bien persuadé que je t’observerai avec plus de soin, et que je t’empêcherai bien de me voler à l’avenir ; car tu ne m’as pas emporté le cœur ; au contraire tu m’en as donné. – Les pertes et la mauvaise fortune ouvrent l’esprit, et font que l’Homme prend mieux ses précautions pour se garantir des disgrâces qui le menacent.

Du Renard et du Singe

Le Lion ayant établi son empire sur les Animaux avait enjoint de sortir des frontières de son royaume à ceux qui étaient privés de l’honneur de porter une queue. Épouvanté, le Renard se préparait à partir pour l’exil. Déjà il pliait bagage. Comme le Singe, ne considérant que l’ordre du roi, disait que cet édit ne concernait pas le Renard, qui avait de la queue, et à revendre : – Tu dis vrai, dit celui-ci, et ton conseil est bon, mais comment savoir si entre les Animaux dépourvus de queue le Lion ne voudra pas me compter au premier rang. Celui qui doit passer sa vie sous un tyran, même s’il est innocent, est souvent frappé comme coupable.

D’un Bouvier

Un Bouvier, paissant un troupeau de Bœufs, perdit un Veau. Il passa son temps à parcourir tous les endroits déserts et à faire des recherches, mais il ne découvrit rien. Alors il promit à Jupiter, au cas où il trouverait le Voleur qui avait pris son Veau, de lui offrir un Chevreau en sacrifice. Il arriva dans un bois de chênes et là il découvrit que le Veau avait été dévoré par un Lion. Éperdu et terrifié, levant les mains au ciel, il s’écria : – Seigneur Jupiter, je t’avais promis de te donner un Chevreau si je découvrais mon Voleur. Maintenant je te promets un taureau si j’échappe à ses coups. – Cette fable convient aux malheureux qui, en cas de perte demandent aux dieux de trouver la chose perdue et qui, l’ayant trouvée, cherchent à ne pas tenir leur promesse.

Du Bouvier et de Hercule

Un Charretier emmenait d’un village un chariot qui glissa dans une fondrière. Il lui fallait du secours et il se tenait là sans rien faire, implorant Hercule. Car c’était ce dieu qu’il aimait et honorait entre tous. Alors le dieu lui apparut et lui dit : – Mets la main aux roues, pique tes Bœufs et ensuite implore le dieu quand à ton tour tu agiras. En attendant, ne fais pas de prières en vain.

Du Grammairien qui enseignait un Âne

Un Grammairien se glorifiait d’exceller dans son art au point que, moyennant un salaire convenable, il s’engageait à instruire non seulement des Enfants, mais même un Âne. Le Prince, apprenant la folle témérité du personnage, lui dit : – Si je te donnais 50 ducats, répondrais-tu de pouvoir en dix ans faire l’instruction d’un Âne ? – Dans son imprudence, il répondit qu’il acceptait la mort si, dans cet espace de temps son Âne n’arrivait pas à lire et à écrire. Ses amis étaient étonnés de ses paroles : ils lui reprochaient de s’engager à faire une chose non seulement malaisée et difficile, mais même impossible, et ils craignaient qu’à l’expiration du délai il ne fut mis à mort par le Prince. Il leur répondit : – Avant le terme, ou l’Âne mourra, ou le Roi, ou moi. – Cette fable montre aux gens qui sont exposés à un danger que le délai souvent leur vient en aide.

Du Mari et de sa Femme

Un Homme, dont la Femme était détestée de tous les gens de la maison, voulut savoir si elle inspirait les mêmes sentiments aux Serviteurs de son Père. Sous un prétexte spécieux il l’envoie chez celui-ci. Peu de jours après, quand elle revint, il lui demanda comment elle était avec les gens de là-bas. Elle répondit que les Bouviers et les Pâtres la regardaient de travers. – Eh bien, Femme, si tu es détestée de ceux qui font sortir leurs troupeaux à l’aurore et qui ne rentrent que le soir, à quoi faudra-t-il s’attendre de la part de ceux avec qui tu passes toute la journée. – Cette fable montre que souvent on connaît les grandes choses par les petites et les choses incertaines par celles qui sont manifestes.

D’un Oiseleur et d’un Pinson

Un Oiseleur avait tendu ses filets aux Oiseaux et répandu pour eux sur l’aire une pâture abondante. Cependant il ne prenait pas les Oiseaux en train de picorer parce qu’ils lui semblaient trop peu nombreux. Ceux-ci une fois rassasiés s’envolèrent. D’autres vinrent en quête de nourriture. Cette fois encore il dédaigna de les prendre, à cause de leur petit nombre. Le même manège dura toute la journée : des Oiseaux survenaient, d’autres s’éloignaient et l’Homme attendait toujours une proie plus considérable. Enfin le soir commença à tomber. Alors l’Oiseleur perdant l’espoir de faire une grande prise et songeant qu’il était l’heure de se reposer, ramassa ses filets. Il prit seulement un Pinson qui, le malheureux s’était attardé sur l’aire. Cette fable montre que ceux qui veulent tout embrasser, bien souvent ne prennent, et à grand-peine, que peu de choses.

Du Vieillard qui voulait remettre sa mort à plus tard

Un Vieillard demandait à la Mort, qui était venue pour l’arracher à cette terre, de différer un peu jusqu’à ce qu’il eut dressé son testament et qu’il eut fait tous ses préparatifs pour un si long voyage. Alors la Mort : – Pourquoi ne les as-tu pas faits, toi que j’ai tant de fois averti ? – Et comme le Vieillard disait qu’il ne l’avait jamais vue, elle ajouta : ·– Quand j’emportais jour par jour non seulement tes contemporains, dont pas un presque ne survit, mais encore des Hommes dans la force de l’âge, des Enfants, des Nourrissons, ne t’avertissais-je pas que tu étais Mortel ? Quand tu sentais ta vue s’émousser, ton ouïe s’affaiblir, tes autres sens baisser, ton corps s’alourdir, ne te disais-je pas que j’approchais ? Et tu prétends que je ne t’ai pas averti ? Allons, il ne faut pas tarder davantage. – Cette fable apprend qu’il convient de vivre comme si nous voyions la Mort devant nous.

Du Lion, du Loup et du Renard

Un Lion devenu vieux était malade et restait couché dans son antre. Pour visiter le Roi, tous les Animaux étaient venus, sauf le Renard. Le Loup, saisissant l’occasion, accusait le Renard auprès du Lion, disant qu’il ne faisait aucun cas de leur Maître à tous et ne venait même pas le visiter. Au même moment le Renard arriva et il entendit les derniers mots du Loup. Le Lion rugit contre lui, mais l’autre ayant demandé à se justifier : – Et qui donc, dit-il, de tous ceux qui sont ici t’a été utile autant que moi ? Je suis allé partout, j’ai demandé à un Médecin un remède pour toi et je l’ai obtenu. – Le Lion aussitôt lui ordonna de révéler ce remède. Alors le Renard dit : – C’est d’écorcher vif un Loup et de revêtir sa peau chaude encore. – Et le Loup aussitôt fut étendu mort. Alors le Renard dit en riant : – Voilà comme il faut exciter le Maître à des sentiments non de malveillance, mais de bonté. – Cette fable montre que quiconque trouve contre un autre de perfides desseins prépare un piège contre lui-même.

Du Cochon et du Renard

L’Âne ayant la charge de la Chèvre, de la Brebis et du Porc se rendait à la ville. Comme le Renard avait entendu le Porc crier pendant tout le chemin, il lui demanda pourquoi, tandis que les autres se laissaient mener sans mot dire, il était le seul à crier. Il répondit : – Oui, mais moi, ce n’est pas sans raison que je me plains. Je sais en effet que le Maître épargne la Brebis qui lui donne du lait et de la laine, la Chèvre à cause de ses fromages et de ses Chevreaux, mais moi j’ignore à quoi d’autre je puis être bon. De toute façon il me tuera. – Il ne faut pas blâmer ceux qui déplorent leur propre sort, quand ils pressentent les malheurs qui leur sont réservés.

Du Lion irrité contre le Cerf qui se réjouissait de la mort de la Lionne

Un Lion avait invité tous les quadrupèdes à honorer les obsèques de sa Femme qui venait de mourir. Pendant que tous les Animaux ressentaient à la mort de la Reine une douleur inexprimable, seul, le Cerf, à qui elle avait enlevé ses fils, étranger au chagrin, ne versait pas une larme. Le Roi s’en aperçut. Il fait venir le Cerf pour le mettre à mort. Il lui demande pourquoi il ne pleure pas avec les autres la mort de la Reine. – C’est ce que j’aurais fait, dit celui-ci, si elle ne me l’avait pas défendu. Quand j’approchai, son âme bienheureuse m’apparut. Elle se rendait aux demeures Élyséennes, ajoutant qu’il ne fallait pas pleurer son départ, puisqu’elle se rendait vers les parcs riants et les bois, séjour enchanté du bonheur. – À ces mots, le Lion plein de joie accorda au Cerf sa grâce. Cette fable signifie que c’est parfois le devoir d’un Homme prudent de feindre et de s’abriter de la fureur des puissants derrière une honorable excuse.

Du Chien qui ne vint pas en aide à l’Âne contre le Loup parce que l’Âne ne lui avait pas donné de pain

Un Dogue assez fort pour vaincre non seulement des Loups mais encore des Ours avait fait une longue route avec un Âne qui portait un sac plein de pain. Chemin faisant, l’appétit vint. L’Âne, trouvant un pré, remplit abondamment son ventre d’herbes verdoyantes. Le Chien de son côté priait l’Âne de lui donner un peu de pain pour ne pas mourir de faim. Mais l’autre, bien loin de lui donner du pain, le tournait en dérision et lui conseillait de brouter l’herbe avec lui. Là-dessus, l’Âne voyant un Loup approcher, demanda au Chien de venir à son aide. Il répondit : – Tu m’as conseillé de paître pour apaiser ma faim, moi à mon tour je te conseille de te défendre contre le Loup avec les fers de tes sabots. – En disant ces mots, il partit, abandonnant en plein combat son ingrat compagnon condamné à servir bientôt de pâture à son ravisseur. Cette fable montre que celui qui ne fournit pas son aide à ceux qui la réclament est d’habitude abandonné à son tour en cas de nécessité.

De la cire qui voulait devenir dure

La Cire gémissait d’être molle et de céder facilement au coup le plus léger. Voyant au contraire que les briques faites d’une argile beaucoup plus molle encore parvenaient, grâce à la chaleur du feu, à une dureté telle qu’elles duraient des siècles entiers, elle se jeta dans la flamme pour arriver à la même résistance, mais aussitôt elle fondit au feu et se consuma. Cette fable nous avertit de ne pas rechercher ce que la nature nous refuse.

De l’Homme qui avait caché son trésor en confidence de son compère

Un Homme fort riche avait enfoui un trésor dans une forêt et personne n’était dans la confidence, sauf son compère en qui il avait grande confiance. Mais étant venu, au bout de quelques jours, visiter son trésor, il le trouva déterré et enlevé. Il soupçonna, ce qui était vrai, que son compère l’avait soustrait. Il vint le trouver. – Compère, dit-il, je veux à l’endroit où j’ai caché mon trésor enfouir en plus mille ducats. – Le compère, voulant gagner davantage encore, rapporta le trésor, le remit en place. Le véritable Maître peu après arrive et le retrouve, mais il l’emporte chez lui et s’adressant à son compère : – Homme sans foi, dit-il, ne prends pas une peine inutile pour aller voir le trésor, car tu ne le trouverais pas. – Cette fable montre combien il est facile de tromper un Avare par l’appât de l’argent.

Du Loup et des Bergers

Un Loup voyant des Bergers qui mangeaient un mouton sous une tente s’approcha : – Quels cris vous pousseriez, dit-il, si j’en faisais autant.

De l’Araignée et de l’Hirondelle

L’Araignée exaspérée contre l’Hirondelle qui lui prenait les Mouches dont elle fait sa nourriture, avait pour la prendre accroché ses filets dans l’ouverture d’une porte par où l’Oiseau avait l’habitude de voler. Mais l’Hirondelle survenant emporta dans les airs la toile avec la fileuse. Alors l’Araignée pendue en l’air et voyant qu’elle allait périr : – Que mon châtiment est mérité, dit-elle. Moi qui à grand effort ai peine à prendre de tout petits insectes, j’ai cru que je pourrais me saisir de si grands Oiseaux ! – Cette fable nous avertit de ne rien entreprendre qui soit au-dessus de nos forces.

Du Père de famille reprochant à son Chien d’avoir laissé prendre ses Poules

Un Père de famille ayant oublié de fermer l’abri dans lequel ses Poules passaient la nuit, au lever du jour trouva que le Renard les avait toutes tuées et emportées. Indigné contre son Chien comme s’il avait mal gardé son bien, il l’accablait de coups. Le Chien lui dit : – Si toi, à qui tes Poules donnaient des œufs et des poussins, tu as été négligent à fermer ta porte, quoi d’étonnant à ce que moi, qui n’en tire aucun profit, enseveli dans un profond sommeil, je n’aie pas entendu venir le Renard. – Cette fable veut dire qu’il ne faut attendre des Serviteurs de la maison aucune diligence, si le Maître lui même est négligent.

Du Vieillard décrépit qui greffait des arbres

Un jeune Homme se moquait d’un Vieillard décrépit, disant qu’il était fou de planter des arbres dont il ne verrait pas les fruits. Le Vieillard lui dit : – Toi non plus, de ceux que tu te prépares en ce moment à greffer tu ne cueilleras peut-être pas les fruits. – La chose ne tarda pas. Le jeune Homme, tombant d’un arbre sur lequel il était monté pour prendre des greffes, se rompit le cou. Cette fable enseigne que la Mort est commune à tous les âges.

Du Renard voulant tuer une Poule sur ses œufs

Un Renard entré dans la maison d’un paysan trouva au nid une Poule qui couvait. Elle le pria en ces termes : – Ne me tue pas pour le moment, je t’en supplie. Je suis maigre. Attends un peu que mes petits soient éclos. Tu pourras les manger tendres et sans dommage pour tes dents. – Alors le Renard : – Je ne serais pas digne, dit-il, d’être un Renard si, maintenant que j’ai faim, dans l’attente de petits qui sont encore à naître, je renonçais à un manger tout prêt. J’ai des dents solides capables de mâcher n’importe quelle viande, même la plus dure. – Làdessus il dévora la Poule. Cette fable montre que c’est être fou que de lâcher, dans l’espoir incertain d’un grand bien, un bien présent.

Du Chat et d’une Perdrix

J’avais fait mon nid (dit le Corbeau), sur un arbre auprès duquel il y avait une Perdrix de belle taille et de bonne humeur. Nous fîmes un commerce d’amitié et nous nous entretenions souvent ensemble. Elle s’absenta, je ne sais pour quel sujet, et demeura si longtemps sans paraître que je la croyais morte. Néanmoins elle revint, mais elle trouva sa maison occupée par un autre Oiseau. Elle le voulut mettre dehors, mais il refusa d’en sortir disant que sa possession était juste. La Perdrix de son côté prétendait rentrer dans son bien et tenait cette possession de nulle valeur. Je m’employai inutilement à les accorder. À la fin la Perdrix dit : – Il y a ici près un Chat très dévot : il jeûne tous les jours, ne fait de mal à personne et passe les nuits en prière ; nous ne saurions trouver juge plus équitable. – L’autre Oiseau y ayant consenti, ils allèrent tous deux trouver ce Chat de bien. La curiosité de le voir m’obligea de les suivre. En entrant, je vis un Chat debout très attentif à une longue prière, sans se tourner de côté ni d’autre, ce qui me fit souvenir de ce vieux proverbe : que la longue oraison devant le monde est la clef de l’enfer. J’admirai cette hypocrisie et j’eus la patience d’attendre que ce vénérable personnage eût fini sa prière. Après cela, la Perdrix et sa partie s’approchèrent de lui fort respectueusement et le supplièrent d’écouter leur différend et de les juger suivant sa justice ordinaire. Le Chat, faisant le discret, écouta le plaidoyer de l’Oiseau, puis s’adressant à la Perdrix : – Belle Fille, ma mie, lui ditil, je suis vieux et n’entends pas de loin ; approchez-vous et haussez votre voix afin que je ne perde pas un mot de tout ce que vous me direz. – La Perdrix et l’autre Oiseau s’approchèrent aussitôt avec confiance, le voyant si dévot, mais il se jeta sur eux et les mangea l’un après l’autre.

D’un Jardinier et d’un Ours

Il y avait autrefois un Jardinier qui aimait tant les jardinages qu’il s’éloigna de la compagnie des Hommes pour se donner tout entier au soin de cultiver les plantes. Il n’avait ni Femme ni Enfants, et depuis le matin jusqu’au soir il ne faisait que travailler dans son jardin, qu’il rendit aussi beau que le paradis terrestre. À la fin, le bonhomme s’ennuya d’être seul dans sa solitude. Il prit la résolution de sortir de son jardin pour chercher compagnie. En se promenant au pied d’une montagne, il aperçut un Ours dont les regards causaient de l’effroi. Cet animal s’était aussi ennuyé d’être seul et n’était descendu de la montagne que pour voir s’il ne rencontrerait point quelqu’un avec qui il pût faire société. Aussitôt qu’ils se virent, ils sentirent de l’amitié l’un pour l’autre. Le Jardinier aborda l’Ours qui lui fit une profonde révérence. Après quelques civilités, le Jardinier fit signe à l’Ours de le suivre et l’ayant mené dans son jardin, lui donna de fort beaux fruits qu’il avait conservés soigneusement et enfin il se lia entre eux une étroite amitié. Quand le Jardinier était las de travailler, et qu’il voulait se reposer, l’Ours par affection demeurait auprès de lui et chassait les Mouches de peur qu’elles ne l’éveillassent. Un jour que le Jardinier dormait au pied d’un arbre et que l’Ours selon sa coutume écartait les Mouches, il en vint une se poser sur la bouche du Jardinier, et quand l’Ours la chassait d’un côté, elle se remettait de l’autre, ce qui le mit dans une si grande colère qu’il prit une grosse pierre pour la tuer. Il la tua à la vérité, mais en même temps il écrasa la tête du Jardinier. C’est à cause de cela que les gens d’esprit disent qu’il vaut mieux avoir un sage ennemi qu’un ami ignorant.

D’un Faucon et d’une Poule

Un Faucon disait à une Poule : – Vous êtes une ingrate. – Quelle ingratitude avez-vous remarquée en moi ? répondit la Poule. – En est-il une plus grande, reprit le Faucon, que celle que vous faites voir à l’égard des Hommes ? Ils ont un extrême soin de vous. Le jour, ils cherchent de tous côtés de quoi vous nourrir et vous engraisser, et la nuit, ils vous préparent un lieu pour dormir. Ils ont bien soin de tout fermer, de peur que votre repos ne soit interrompu par quelque autre animal, et cependant, lorsqu’ils veulent vous prendre, vous fuyez, ce que je ne fais pas, moi qui suis un Oiseau sauvage. À la moindre caresse qu’ils me font, je m’apprivoise, je me laisse prendre et je ne mange que dans leurs mains. – Cela est vrai, répliqua la Poule, mais vous ne savez pas la cause de ma fuite : c’est que vous n’avez jamais vu de Faucon à la broche et j’ai vu des poules à toutes sortes de sauces. – J’ai rapporté cette fable pour montrer que ceux qui veulent s’attacher à la cour n’en connaissent pas les désagréments.

D’un Chasseur et d’un Loup

Un grand Chasseur revenant un jour de la chasse avec un Daim qu’il avait pris, aperçut un Sanglier qui venait droit à lui. – Bon, dit le Chasseur, cette bête augmentera ma provision. – Il banda son arc aussitôt et décocha sa flèche si adroitement qu’il blessa le Sanglier à mort. Cet animal, se sentant blessé, vint avec tant de furie sur le Chasseur qu’il lui fendit le ventre avec ses défenses, de manière qu’ils tombèrent tous deux sur la place. Dans ce temps-là il passa par cet endroit un Loup affamé qui, voyant tant de viande par terre, en eut une grande joie. – Il ne faut pas, dit-il en lui-même, prodiguer tant de biens, mais je dois, ménageant cette bonne fortune, conserver toutes ces provisions. – Néanmoins, comme il avait faim, il en voulut manger quelque chose. Il commença par la corde de l’arc, qui était de boyau, mais il n’eut pas plus tôt coupé la corde que l’arc, qui était bien bandé, lui donna un si grand coup contre l’estomac qu’il le jeta tout raide mort sur les autres corps. Cette fable fait voir qu’il ne faut point être avare.

D’un Homme et d’une Couleuvre

Un feu allumé par une caravane gagne de proche en proche, et se répand autour d’une Couleuvre. Un Homme veut la sauver en lui jetant un sac. Celle-ci, en remerciement, cherche à tuer son sauveur. L’Homme crie à l’ingratitude. Le Serpent proteste. On choisit pour arbitre la Vache. La Couleuvre lui demanda comment il fallait reconnaître un bienfait. – Par son contraire, répondit la Vache, selon la loi des Hommes, et je sais cela par expérience. J’appartiens, ajouta-t-elle, à un Homme qui tire de moi mille profits. Je lui donne tous les ans un Veau, je fournis sa maison de lait, de beurre et de fromage, et à présent que je suis vieille et que je ne suis plus en état de lui faire du bien, il m’a mise dans ce pré pour m’engraisser, dans le dessein de me faire couper la gorge par un boucher à qui il m’a déjà vendue. – L’Homme répond qu’un témoin ne suffit pas. On en choisit un second, l’Arbre. L’Arbre ayant appris le sujet de leur dispute, leur dit : – Parmi tous les Hommes les bienfaits ne sont récompensés que par des maux, et je suis un triste exemple de leur ingratitude. Je garantis les passants de l’ardeur du soleil. Oubliant toutefois bientôt le plaisir que leur a fait mon ombrage, ils coupent mes branches, en font des bâtons et des manches de cognée et, par une horrible barbarie, ils scient mon tronc pour en faire des ais. N’est-ce pas là reconnaître un bienfait reçu ? – L’Homme demande un troisième arbitre. Passe un Renard. Il ne veut pas croire qu’une si grosse Couleuvre ait pu entrer dans un si petit sac. Il demande la preuve. La Couleuvre se prête à l’expérience. Sur le conseil du Renard, l’Homme lie le sac et le frappe tant de fois contre une pierre qu’il assomme la Couleuvre et finit par ce moyen la crainte de l’un et les disputes de l’autre.

P.-S.